De ses parents, qui ont converti de leurs propres mains un thonier en un beau deux‐mâts, Marie Turini‐Viard a hérité de leur amour pour le bois et sensibilité esthétique. C’est également ce même appel du large qui l’amènera des années plus tard à traverser l’atlantique et à découvrir une offre d’emploi décisive dans un journal new‐yorkais. Ainsi débuta son aventure au sein de Tarisio – Fine Instruments & Bows, la célèbre maison de vente aux enchères d’instruments du quatuor.
Aujourd’hui spécialiste et responsable des ventes aux enchères, Marie lui préfère le terme de « passeur » puisqu’elle accède, à travers des instruments de prestige déjà plusieurs fois centenaires, à une parcelle d’histoire de leur propriétaire. C’est à travers elle, en revanche, que ces instruments trouveront un.e nouvel.le acquéreur.se.
Pour Regart, Marie nous plonge dans l’univers rythmé des maisons de ventes aux enchères d’instruments et d’archets de qualité, un témoignage d’autant plus rare qu’il n’en existe aujourd’hui plus que deux aux États‐Unis et quatre en Europe. S’y entrecroisent savoir‐faire d’exception, amour de la musique, joyeuse excentricité, sensibilité artistique, mais aussi âpres négociations et organisation millimétrée.
Rencontre avec Marie Turini‐Viard, experte et responsable des ventes aux enchères chez Tarisio
Bonjour Marie, peux‐tu te présenter en quelques mots ?
J’ai commencé le violon et le chant à l’âge de cinq ans à Toulon, ville de mon enfance. C’est à la suite d’une double licence en Sciences & Musicologie à Paris et d’un semestre à New‐York que je suis restée aux États‐Unis : la maison de ventes aux enchères Tarisio recherchait un.e musicien.ne pour faire du catalogage d’instruments. J’ai postulé et ça a marché ! J’étais folle de joie à l’idée de travailler au milieu des cordes et ravie de rencontrer toute une foule de clients aussi cultivés qu’excentriques.
Cinq ans plus tard et l’accréditation de l’Appraisers Association of America en poche me permettant de donner une évaluation de valeur, j’ai déménagé en Angleterre afin de gérer l’antenne londonienne de Tarisio et faire les tournées d’évaluations européennes. Une antenne a depuis été ouverte à Berlin et, bien qu’aujourd’hui basée à Paris, je voyage fréquemment afin de remplir et gérer les ventes de Berlin et Londres.
Comment se déroule une vente aux enchères ?
Typiquement, le propriétaire envoie un e‑mail informant de l’histoire de son instrument accompagné de quelques photos. Plus de la moitié des demandes reçues sont des instruments n’ayant pas leur place dans nos ventes mais le cas échéant, la conversation aboutira à un rendez‐vous dans un de nos bureaux ou ailleurs en Europe ou aux États‐Unis. Autre possibilité encore : l’envoi postal.
Une fois l’instrument vu en personne et les estimations acceptées par les propriétaires, le travail pour présenter l’instrument à la vente commence. Tous les instruments et archets sont présentés pour être joués et ce, pendant trois semaines durant lesquelles nous recevons une vingtaine de musiciens par jour. Les meilleurs instruments sont également montrés lors de « viewings » à l’étranger. Nous sommes ainsi allés jusqu’au Japon avec le Stradivarius ‹da‐Vinci›.
Les luthiers règlent et font un rapport d’état sur chaque instrument. S’ensuivent séances photo et vidéo de solistes pour le catalogue en ligne … tout cela, afin que les enchérisseurs ne pouvant se déplacer puissent acheter en pleine connaissance de cause.
Tarisio est, par ailleurs, la maison pionnière des enchères en ligne depuis 1999. Il n’y a donc pas de commissaire‐priseur qui abat le marteau à un moment choisi : c’est un chronomètre qui adjuge la fin de la vente. Le jour J, tout le monde enchérit en ligne et en toute transparence. C’est un système très efficace puisque 90% de l’inventaire est vendu en moyenne.
Quelle communauté gravite autour de Tarisio et de ses ventes aux enchères ?
Beaucoup de musiciens donc, des collectionneurs, des luthiers, et des investisseurs sponsors qui viennent accompagnés de musiciens pour les relations mutuellement bénéfiques de mécénat que l’on connaît.
Que recherchent les acheteurs ?
Le Graal est un instrument italien du 18ème siècle, d’un auteur connu, avec une provenance la plus longue possible et comptant au moins un musicien célèbre (ou un prince, à la rigueur). Il doit par ailleurs être en excellent état et avec des certificats d’authenticité récents. C’est, enfin, un instrument qui sonne bien et qui soit beau – le Stradivarius ‹da Vinci, ex‐Seidel› que l’on vient de vendre à New‐York en est un très bon exemple.
Quant aux archets, certains auteurs français du 19ème siècle peuvent aussi monter dans les 200 ou 300 000 € mais ils sont très rares.
Cela dit, tous ces critères sont modulables. Un violon américain peut très bien faire exploser les enchères, tel le violon fait en 1994 par Samuel Zygmuntowicz pour Isaac Stern et vendu en 2003 pour 130 000 $.
La lutherie possède‐t‐elle, à l’image de la peinture, différents courants artistiques ?
Bien sûr ! Chaque pays – dans la limite de la mouvance des frontières géographiques depuis le 18ème siècle – puis chaque ville a un style spécifique. Ce qui est ensuite bien particulier à la lutherie est que la plupart des instruments faits à partir de 1800 ont été faits en copie de Stradivari, Guarneri ou Amati – le fameux triumvirate de la lutherie – et portent souvent une étiquette indiquant le nom du modèle. En d’autres mots : l’auteur du modèle d’origine (et son année) et non celui de l’atelier qui l’a copié.
On reconnaît l’origine du violon en identifiant son style : la forme des ƒ, la couleur du vernis, la précision de la volute, la qualité des filets, et autres indices de méthode de construction laissés ici et là.
Peux‐tu nous en dire plus sur les instruments de la période d’or de Stradivari ?
Beaucoup de luthiers ont eu une période d’or, c’est à dire une époque durant laquelle leur travail est plus prisé qu’une autre. La particularité de Stradivari réside ailleurs : il est arrivé à un modèle spécifique – en changeant la forme des C, des coins, de la voûte, l’écartement des ƒ etc. – qui est encore aujourd’hui considéré comme le « meilleur » en termes de sonorité et d’élégance esthétique. C’est pourquoi la majorité des violons faits depuis suivent le modèle de la période d’or de Stradivarius.
Quels éléments déterminent la valeur d’un Stradivarius ?
Son état, sa période, la qualité intrinsèque du modèle, du bois, du vernis et sa provenance : est‐ce un Stradivarius que l’on joue ? A‑t‐il participé à former le son d’un titan du violon ? L’a‐t‐on entendu sur des enregistrements connus ?
Quels sont les grands luthiers français ou francophones ?
Au 18ème siècle, il y a ce que l’on appelle l’école du « vieux Paris » qui n’est pas encore influencée par la lutherie italienne. C’est en 1785, lorsque Viotti intègre le Concert Spirituel et joue des violons crémonais, que la lutherie française commence à adopter le style italien.
Le luthier français le plus connu reste Jean‐Baptiste Vuillaume : il fit l’acquisition de plusieurs violons de Stradivari auprès de Luigi Tarisio en 1827, ce qui lui permit d’en faire les meilleures copies. Ensuite apparaissent, entre le milieu du 19ème siècle et jusqu’à la seconde guerre mondiale, les ateliers secondaires à Mirecourt. Ils fonctionnaient à la chaîne et produisaient une quantité étourdissante de violons par semaine.
Il y a d’autre part un vrai renouveau dans la lutherie contemporaine. Autrefois métier naturellement transmis de père en fils, c’est aujourd’hui une vocation. L’école nationale de lutherie, unique en France, a été créée en 1970 seulement. Il existe de nombreux luthiers talentueux et pour n’en citer que quelques‐uns : Stephan Von Baehr, Christian Bayon et Frédéric Chaudière.
Une recommandation de livres pour découvrir plus en détails cet univers ?
Je recommande l’excellent travail de Sylvette Milliot « Jean‐Baptiste Vuillaume et sa famille », qui explore les aspects historiques et musicologiques de son vécu, ou bien la fantaisie plus romancée de Frédéric Chaudière « Tribulations d’un Stradivarius en Amérique ». Je vous invite aussi à suivre « Carteggio », une newsletter en anglais que je produis aux côtés de Jason Price, fondateur, directeur et expert de Tarisio, et qui traite d’instruments rares, d’écoles de lutherie spécifiques, ou de grand.es musicien.nes historiques. Le lien est ici !
2 commentaires
Tres interessant. Je. vous remerci. C’est vrai que J‑B Vuillaume est le luthier francais le plus connu‐plus de 3,000 instruments sont sortis de son atelier‐mais Nicholas Lupot etait le meilleur luthier francais.
Si vous avez, à un moment de votre vie, une pièce exceptionnelle, n’hésitez pas à la confier à la personne qui saura en extirper tout le potentiel.
Le Beau se partage. Le Beau se diffuse. Un instrument qui joue écrit son histoire, partage sa perfection, diffuse sa beauté. Un artefact au coffre fige les élans, freine les potentiels, la vie.